Toponymie du Champsaur
La toponymie d'une région s'inscrivant dans l'histoire des
peuples qui y vécurent et des langues qu'ils parlaient, ne peut pas être abordée
sans un bref rappel historique.
Le néolithique et le bronze ancien voient le passage puis
peut-être l'installation des premiers hommes
(1). De
petits groupes de langues pré-indo-européennes y séjournaient de façon
certaine au bronze récent
(2).
Le Drac, la Rouanne et peut-être
Ancelle leur doivent leur nom. À partir du VIIIe siècle, une
communauté hallstattienne s'installe dans la région
(3).
À l'époque de la Tène, c'est-à-dire
du IVe au Ier siècles avant JC, le Champsaur constituait une zone
d'altitude de la peuplade alpine des Tricores
(4).
Ceux-ci ou leurs prédécesseurs lui ont sans doute donné son nom qui signifiait
ce que le lieu représentait pour eux, c'est-à-dire le lieu d'en haut,
bien avant qu'il ne se transforme en plaine ou rase campagne !
Plus tard, on appelait encore le Col de Manse, Saltus Tricorii
[Robert Faure, p10], à la traduction
explicite :
les pâturages des Tricores.
Est-il besoin de préciser que le passage de
Hannibal et de ses éléphants chez les Tricores n'a
aucun fondement historique
[Atlas, 43] et n'a pu avoir
d'impact sur la toponymie contrairement à ce qui a parfois été avancé
[Robert Faure, p10] ?
Champsaur - Col de Manse - Refuge Napoléon et Vieux Chaillol
(3163 m)
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La légende attribue à César, s'avançant vers le Champsaur par le Col de Manse
dans les années -50,
la phrase favorite des érudits, « Ecce
Campus Aurei », voici le champ d'or,
pour expliquer le nom de la vallée [Robert Faure,
p11]. En fait, César
n'a pu que découvrir un pays pratiquement vide et un fond de vallée ravagé
par les divagations du Drac. S'il l'a trouvé jaune, c'est tout simplement qu'il a dû
passer en automne !
Les traces de la période gallo-romaine
restent limitées et très parcellaires, dans la toponymie - Manse
(5),
comme dans les vestiges
(6). Mais le Champsaur
est pompeusement désigné sous le nom latin de Campania = la campagne
en 739 dans le testament du Patrice Abbon. Encore que la zone
ainsi nommée se limite-t-elle probablement au plateau d'Ancelle
(8).
Le Champsaur est dauphinois dès le XIe siècle. Il
bénéficie comme partout de la véritable renaissance
[d'après le médiéviste Jacques le Goff] des
XIIe et XIIIe siècles dans le cadre favorable du Petit Optimum Médiéval
[Emmanuel Le Roy Ladurie].
Dans le domaine de la toponymie, cette période se traduit par l'abandon des
anciens noms devenus incompris et l'éclosion de nouveaux noms, caractéristique
de la structuration de l'espace qui s'est produite à cette époque. Les anciens
noms, emportés dans la dynamique et le renouveau, ont soit
disparu, remplacés purement et simplement par de nouveaux noms, soit se sont
fossilisés en tombant dans l'attraction de nouveaux noms compréhensibles, comme
Campus Saurus qui a évincé Camsaurus, soit ont été renforcés par
des synonymes créant les tautologies des multiples noms en mont, comme
ici Mons Orserius = Montorcier, où l'ancien nom incompris est
tombé dans l'attraction de l'ours. Hormis à Ancelle,
occupé des le VIIIe siècle avant JC [Atlas],
et aussi à Chaillol, Champoléon, Montorcier et
Orcières, les noms de lieux ne semblent pas remonter à l'antiquité
(7). Les occupations
anciennes attestées, notamment à Bénévent-et-Charbillac
[Atlas], n'apparaissent pas dans la
toponymie.
Toutes les localités consacrées à un saint sont
représentatives de la création de paroisses au haut Moyen Âge, ou au plus loin dans le temps de l'Antiquité
tardive. Saint-Bonnet, Saint-Julien et Saint-Laurent apparaissent
dans les archives en 1152, Saint-Eusèbe, Saint-Jean et Saint-Nicolas en 1179,
Saint-Michel en 1334, Saint-Léger en 1378.
Les noms des autres localités apparaissent à la même époque,
Buissard en 1152, Bénévent et Orcières en
1166, Montorcier en 1179, la Fare en 1180, Chaillol en
1248, Chabottes et Charbillac en
1307, Champoléon et Chabottonnes en 1377, Forest en1406,
etc
(8). Leur apparition ne
fait bien sûr qu'entériner l'existences de villages mais ne préjuge pas de leur
ancienneté. Néanmoins, des noms comme Chabottes, Chabottonnes,
Bénévent, Charbillac, Forest ne sont pas antérieurs au
Moyen Âge.
Le Champsaur lui-même a vu son nom varié au cours du
temps, Campania en 739, Camsaurus en 1027, Campus Saurus en
1335, 1377, 1483, Champsour en 1343, Chansour en 1338,
Champsours en 1504, Chamsault en 1505, Champsor en 1562
(8) ; Campo Sauro
et Campi Sauri en 1116, ducatus Campi Auri en 1340,
Champsaour en 1504, Champsor en 1552
(9). En patois, c'est
lou Chansau ou Chansaou, prononcé tsantsau.
L'origine et l'étymologie du nom ne font pas l'unanimité. Il a
même pu être écrit que « le jeu même consiste,
chaque fois qu'une étude sur le Champsaur est publiée, à donner une
nouvelle étymologie » [Robert Faure, p11].
Alors jouons !
On a ainsi vu :
Le champ d'or de campus aureus,
avec deux variantes, le champ couleur d'or ou le champ aurifère,
Le champ saur où saur est un
mot d'ancien français et ancien occitan,
Le champ desséché ou le champ
sec, en occitan lou champ eyssoura, traduction du mot saur,
Le champ blond dans une autre
traduction du même mot saur, et variante du champ d'or,
Le champ du vent de campus aurae,
aure en occitan signifiant vent,
Le champ des lézards, à partir du
mot grec σαυρος (sauros) = lézard. Mais on a évité le camposaure.
Le champ d'un nommé Saur de
campus sauri, le champ d'un nommé Faur, à partir de la forme ancienne
Champfaur.
Tous ont en commun campus traduit
par champ, plutôt que par ses premiers sens, plaine et rase
campagne, éliminés d'office. Mais champ est très restrictif en
surface, contrairement aux deux autres. Alors que nomme-t-on par le mot champ
? Rappelons qu'il s'agit de la haute vallée d'un torrent de montagne
tristement célèbre pour les ravages causés par ses crues. Le mot champ
n'est donc pas approprié à l'ensemble nommé. Il pourrait alors s'agir d'un
secteur particulier de la vallée avec l'une des caractéristiques précisées et
qui aurait donné son nom à l'ensemble. Oui, mais quel lieu ? Aucun auteur ne
répond à la question et pour cause !
Certes, le vent souffle fort au Col de
Manse, mais sans plus ailleurs. Par contre, il faut bien chercher pour
trouver un champ sec, on doit pouvoir en trouver un dans certaines zones
caillouteuses, mais ce n'est quand même pas le caractère dominant de la région.
Ancelle, le lieu le plus anciennement occupé et qui pourrait prétendre
être caractéristique du Champsaur est même un hydronyme !
Un champ avec des lézards ? Dans la
région le lézard se dit gramuze ou larmuze, et associer un mot
latin à un mot grec est une aberration linguistique.
Le champ blond ou le champ d'or
pourrait représenter un champ de blé. C'est oublier, un, que dans
l'évolution sémantique du vieux français et du vieil occitan sor, saur,
la couleur jaune brun n'est pas le résultat d'un mûrissement mais d'un
dessèchement, sens d'origine du francique *saur = jaune brun (en
parlant des feuilles) du néerlandais soor = desséché, et deux, que
le mot n'est apparu qu'au XIIIe siècle
(10)
!
La fixation sur la forme campus saurus a fait oublier les
formes antérieures plus intéressantes :
La première campania = campagne apparaît plutôt
compatible avec le champ mais n'explique pas champsaur. C'est
d'ailleurs Ancelle, sous la forme Ancilla, qui est nommé in
Campania dans le testament du Patrice Abbon en 739
(8). Classons la comme
une dénomination existant peut-être à l'époque mais sans lien avec le nom de
Champsaur.
La seconde camsaurus, dans
l'expression Regio que vocatur Camsaurus, en 1027, est probablement la
plus représentative de l'ancien nom. On peut y voir le pré-celtique CALM =
lande, plateau désert suivi de l'adjectif déjà mentionné saur
= jaune brun, desséché
(11).
On y retrouve plus sûrement l'habituelle racine CAM = hauteur, si
commune dans les Alpes et si souvent victime comme ici de l'attraction du
mot campus = champ. Le deuxième terme est la non moins commune
racine DOR, TOR = hauteur, à l'origine des nombreux Dore, d'Or,
d'Oro, Aure, Auris, Auron, également souvent tombée
dans l'attraction du vent = aura ou de l'or = aurum,
ancien occitan aur
(12). Le Champsaur est donc bien la zone
d'altitude, le pays des hauteurs des Tricores, les anciens
habitants de la vallée du Drac.
Les torrents Drac et Rouanne
évoquent aussi de très anciennes racines, l'hydronyme DOR pour le premier que
l'on retrouve dans Durance, Doire, Drave, les dranses
du Valais et de Haute-Savoie et les dorons savoyards,
l'hydronyme ROD pour la seconde qui est donc de la famille du Rhône.
Le Drac, lou Drau ou Draou en patois, était Dracum,
Draco autrefois, évocation du dragon à cause de la violence de ses
crues.
Notes
(1)
Site Néolithique et du Bronze ancien de
Saint-Jean-Saint-Nicolas [Atlas]
; sites d'altitude du Col du Palastre (2200 m), du Lac des Lauzons
(2190 m) et du Lac de Jujal (2140 m) [Court-Picon,
2003 et Segard et al, 2003]. Le
dolmen des Roranches à
Saint-Jean-Saint-Nicolas fut détruit par le propriétaire du champ dans
lequel il se situait. Deux haches, l'une en roche verte, l'autre en bronze ainsi
que des ossements humains y furent découverts
[Atlas]. Le dolmen de la Chapelle
de Notre-Dame du Bois Vert à la Fare-en-Champsaur aux 3/4 enfoui dans
le sol, fut détruit vers la même époque
[Atlas].
(2)
Sites du Bronze récent de la Fare-en-Champsaur et de
Bénévent-et-Charbillac - parure en bronze de l'Aubérie
[Atlas] ; sites d'altitude du Col
du Palastre (2200 m), du Lac des Lauzons (2190 m) et du Lac de
Jujal (2140 m) [Court-Picon, 2003 et Segard
et al, 2003].
(3)
Sépulture à Saint-Jean-Saint-Nicolas
[Atlas], sépulture à
Forest-Saint-Julien et à Orcières [Atlas]
; site d'Ancelle [Atlas]
; dépôt de la Loubatière à Bénévent-et-Charbillac
[Atlas].
(4)
Les Tricorii, les trois groupes, tribu alpine
probablement dépendante des Allobroges ou des Voconces, occupaient
la vallée du Drac, soit la Matheysine, le
Trièves, le Valgaudemar et le Champsaur, .
(5) La localisation de
Manse < latin MANSIO = auberge, gîte d'étape, et de la station
romaine Ictodurum [2 km à
l'ouest de la Bâtie-Neuve, Tables de Peutinger],
mutatio sur la Voie Cottienne, fait débat. Mais étant en
marge du Champsaur, il n'a pas lieu d'être repris ici, sinon pour
rappeler que le Champsaur se trouvait en dehors des voies romaines
principales se dirigeant vers Arles, Grenoble et Die, mais
était parcouru par une voie secondaire, certaine, de Gap à Grenoble
et une autre, supposée, la rejoignant depuis la Bâtie-Neuve par le Col
de Manse
[Atlas, p158].
(6) Ne parlons pas de
vestiges romains mais plutôt gallo-romains : soubassement de villas près de
Forest-Saint-Julien, buste à deux têtes accolées de Jupiter Ammon
(IIe siècle) découvert en 1960 à Saint-Laurent-du-Cros, un autel votif
dédié à Mars près d'Ancelle, une pièce de monnaie du début du IIIe
siècle toujours à Ancelle, des médailles diverses à proximité des
églises, dont plusieurs auraient été construites sur des soubassements
gallo-romains.
[Atlas,
Robert Faure].
(7)
Certes, quelques noms de saints ont pu se substituer à des noms vernaculaires
plus anciens qui se sont perdus.
Toponymie de
Chapoléon
Bibliographie et Abbréviations
(8) Dictionnaire
topographique du département des Hautes-Alpes, J. Roman, 1884.
(9)
Histoire du mandement de Montorcier, J. Ranguis, 1905,
réédition 1978, Vollaire, Gap.
(10) Dictionnaire
étymologique de la langue française, Oscar Bloch et
Walther von Wartburg.
(11) Dictionnaire des
pays et provinces de France, Bénédicte et Jean-Jacques
Fénié, 2000.
(12)
Les Alpes
et leurs noms de lieux - 6000 ans d'histoire ?,
Paul-Louis Rousset, 1988.
Atlas culturel des Alpes occidentales, Jourdain-Annequin et al,
2004, Picard =
Atlas
Le Champsaur,
histoire et mémoire, Robert Faure, 1998, 2e édition = Robert Faure
À la recherche des noms du Champsaur
Valgaudemar, Gabriel Carnavalé, 1987.
Noms de lieux &
noms de famille des Hautes-Alpes, AndréFaure, 1998, Espaci Occitan
Voir aussi