Le Mont Aiguille
Un nom en question
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La question de
la justification du nom se pose lorsque l'on observe le sommet sur ses
différentes faces : « mont », bien sûr, mais « aiguille », certainement pas.
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Mont Aiguille au centre, Grand Veymont à droite et Tête
Chevalière à gauche, depuis Goutaroux, à l'est.
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On a plutôt
affaire à une tour-donjon élancée depuis le nord-est, notamment depuis le Col de
Papavet, à un pavé redressé depuis le sud, à un trapèze depuis le nord, et à un
pavé rectangulaire depuis l'ouest. Difficile en effet de parler d'aiguille
depuis Chichilianne !
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Mont Aiguille depuis Chichilianne.
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Mieux, à l'opposé
de l'aiguille, plusieurs descriptions et représentations anciennes font état
d'une pyramide inversée :
« (cette montagne)
est d'une hauteur prodigieuse, escarpée de toutes parts, & séparée des Montagnes
voisines, beaucoup plus étroite par le bas ; de sorte qu'elle ressemble de loin
à une Pyramide renversée. » (1).
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Représentations du Mont Aiguille en forme de pyramide
inversée, surmontée de la phrase : Supereminet invius « Il se
dresse, inaccessible » (1),
érigée en devise pour le roi Louis XIV
(figure de gauche 2, figure de droite
3). |
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Malgré le
démenti de l'Académie Royale des Sciences au début du siècle suivant : « ...et
que même ce rocher n'a nulle figure de piramide renversée ... », cette
représentation aura la vie dure et plus encore le nom de « Mont Inaccessible » !
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Mont Aiguille vu du Col de Papavet, au nord-est et de la
Tête de Gaudissart, au nord-est.
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La plus ancienne
mention historique du Mont Aiguille figure dans Le Livre des Merveilles,
Divertissement pour un Empereur, (3e partie
des Otia imperialia, 1215) de l'anglais Gervais de Tilbury, nommé
maréchal de la cour impériale pour le royaume d'Arles par l'empereur Otton IV.
Depuis Arles où il résidait il se rendit en Dauphiné et réalisa l'ascension du
Grand Veymont d'où il aperçut le Mont Aiguille. De loin, il crut voir des draps
blancs mis à sécher, à la manière des lavandières, sur la prairie sommitale
(4). Cette confusion avec les névés
de fin de printemps alimenta toutefois diverses légendes. Surtout, il désigna le
sommet par l'expression aequa illi = « égal à un autre » : de rupe
quae nominatur aqua villa, equa illa et rupes altissimus aequa illi
(5), autrement dit littéralement le
« rocher très haut égal à l’autre ».
Il s'agit
effectivement d'une caractéristique du Mont Aiguille, relevée par nombre
d’observateurs qui a fait dire que son « nom dérive sans doute d'une confusion
phonétique avec l'expression latine aequa illi qui signifie que le mont
culmine à une altitude équivalente à celle de la falaise orientale du Vercors
dont il se détache » (6).
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Mont Aiguille vu de Clelles
Victor-Désiré Cassien, Album du Dauphiné, t. 4,1839
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Au XIVe
siècle, c'était Agullia. Antoine de Ville (7),
son premier ascensionniste officiel, le 26 juin 1492, reprend ce nom : Agulle
et lui rajoute le qualificatif « fort », Agulle fort, pour illustrer son
ascension en forme de prise de forteresse : « Escript le XXVIIIe jour de jung
sur Agulle fort, dyt mons in ascensibilis, car le peuple du pays l'apellent l'Agulle
et pour ce que le sceroynt oblyer, je l'ai fait nommer [...] »
(8).
Ce texte fut le
point de départ d'un contresens car beaucoup, s'appuyant sur le mot occitan
agulha = « aiguille », passèrent un peu vite à cette version aiguë. En
effet, le nom Agulle est à aborder avec prudence car il résulte à la fois
d'une transcription de l'oral à l'écrit et d'une francisation en moyen français
d'un mot occitan.
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Mont Aiguille vu de la plaine de Boiron, au sud. |
Mont Aiguille vu du Col de l'Allimas, au nord. |
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Néanmoins, à ce
stade, le passage de aequa Illi à Agulle reste possible par
attraction paronymique : aequa illi serait tombé dans l’attraction de
l’occitan agulha = « aiguille », de prononciation similaire.
Les noms furent
retranscrits respectivement l'Eguille fort et Léguille
en 1895 (9).
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En fait, il ne faut
pas voir les choses avec l’œil de l’alpiniste du XXIe
siècle, où le mot aiguille a un sens bien précis, mais avec celui du campagnard
occitan de la fin du Moyen Âge vivant au pied de ce sommet, indifférent à sa
signification d'origine, mais soucieux de le rattacher à un mot compris.
Agulha,
aguïo en graphie mistralienne, est un mot occitan qui désigne « un rocher en
pointe, un pic ». Le mot français en est issu. C'est un terme générique,
« aiguille, pointe rocheuse, sommet pointu », ancien français aguille,
latin acucula, « petite aiguille », diminutif du latin acula,
« aiguille », racine indo-européenne *ak-, « pointu » (10).
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Mont Aiguille vu du Pas de la Selle, à
l'ouest. |
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On pourrait en
rester là et on aurait alors un Mont Aiguille au sens de « mont
(d’altitude) égal(e) à l’autre » devenu « aiguille » malgré lui alors qu'il n'en
a pas la forme ! Le pléonasme ne doit pas surprendre car on en rencontre
fréquemment dans les noms de sommets anciennement nommés. On aurait aussi bien
pu avoir le Roc d'Arguille, comme en Chartreuse !
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Mont Aiguille vu de Tête Chevalière, au sud.
En forme de vaisseau redressé, avec la "garenne à chamois"
au sommet. |
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il faut toutefois
aller plus loin et considérer qu'il y a peut-être Aiguille et Aiguille. Ainsi,
le Mont Aiguille est-il l'éponyme du Pas de l'Aiguille au sud-ouest de
Richardière, hameau de Chichilianne situé au pied du Mont Aiguille ?
A. Francès,
approuvé par J.-C. Bouvier, a démontré que la réponse est non : le Mont Aiguille
n'est pas l'éponyme du Pas de l'Aiguille (11).
Ce dernier doit son nom à un "gendarme"
rocheux que l'on aperçoit dans la montée au Pas, en avant de la falaise. C'est une vraie « aiguille »
que les patoisants locaux nomment l'Adjulyo, variante de prononciation de
aguïo, et que l'on retrouve dans le nom commun de « l'aiguille à coudre »,
l'adjulyo a kouze. Ce nom diffère du nom patois du Mont Aiguille qui est
l'Eyguèyo (12), de l'occitan èygo = « eau » (13).
Ce sont les « sources qui sourdent à la base de la falaise » qui
ont donné son nom au Mont Aiguille (11) !
J. S. Morabito en
rajoute une couche en donnant une origine pré-indo-européenne au nom à partir
des deux racines *akwa, « eau » + *ulla, « source » = *akwulla,
« source d'eau » > aqua wulla > aqua villa > equa illa >
eguilla > eyguèyo > aiguille (14). Cqfd ! Finalement
Gervais de Tilbury n'avait pas si mal noté que cela le nom du... Mont
Aiguille au début du XIIIe siècle.
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On est donc très
loin du « mont (d’altitude) égal(e) à l’autre » ou du « mont (en forme
d')aiguille ».
On a abouti en réalité au « mont aiguière »,
au « mont des sources d'eau ».
En définitive, le
Agulle fort, d'Antoine de Ville, ou mieux, étymologiquement et
phonétiquement, Fort l'Eguille de 1895, désigne simplement un «
château d'eau ».
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Notes :
(1) B. Angelin,
« Notoriété et légendes du mont » in J. Lesage et
al., "Pour l'amour du nom du Roy", le mont Aiguille, éditions du
Grésivaudan, 1992, p. 70-72.
(2)
Père Menestrier (?), Les
Sept miracles de Dauphiné presentez à Monseigneur le duc de Bourgogne et à
Monseigneur le duc de Berry par les pères jésuites du collège Royal-Dauphin de
Grenoble, 1701.
(3) P. Bourdeau
et al., Le mont Aiguille et son Double, P.U.G., 1992, page de
couverture. Dessin Desperao, d'après la gravure La montagne inaccessible
extraite de Le musée des familles, janvier 1840, p. 113.
(4) G. de
Tilbury, Le Livre des Merveilles, Divertissement pour un Empereur, (3e partie
des Otia imperialia, 1215), traduit et commenté par Annie Duchesne,
préface de Jacques Le Goff, Paris, Les Belles Lettres, 1992, ch. 42. Jacques Le
Goff décrit les Otia imperialia comme « une sorte d'encyclopédie des
merveilles du monde et de la nature en notices et historiettes », en définissant
une merveille, comme un phénomène naturel qui échappe à la compréhension.
(5) Cités par H. Suter,
Noms de
lieux de Suisse romande, Savoie et environs et
Termes
régionaux & noms de lieux
de Suisse romande & environs, à l'entrée
Agouillons.
(6) E. Decamp, O.
Majastre, « Le mont Aiguille et son Double » in P. Bourdeau et al.,
op. cit., p. 14.
(7) Antoine de
Ville, seigneur de Dompjulien et de Beaupré (vers 1450-1504).
(8) A. de Ville,
Lettre au président du Parlement de Grenoble, 28/29 juin 1492. Citée dans
J. Lesage et al., op. cit., p. 55-56. Transcription d'après
l'original par Gaston Letonnelier.
(9)
« Procès-verbal d'ascension de la montagne du mont Eguille dite Inacessible »
in P. Bourdeau et al.,
op. cit., p. 89-94. Annuaire de la Société des touristes du
Dauphiné, 1895.
(10) H. Suter,
op. cit., à l'entrée
Agouillons.
(11) A. Francès,
« Le patoisant au secours de l'étymologiste », Nommer l'espace, Le Monde
alpin et rhodanien, 2-4/1997, Grenoble, 1997, p. 32.
(12)
En
alphabet phonétique Eyguèyo correspondrait à [ɛjˈgɛjɔ], que l'on
franciserait en [ɛjˈgɛj], alors que « aiguille (aiguïlle) » correspond à [ɛgɥij].
(13) J.-C.
Bouvier, Noms de lieux du Dauphiné, Bonneton, 2002, p. 125.
(14) J. S. Morabito, Atlas de la Ligurie primitive : essai de reconstitution d'une
toponymie originelle protoceltique, L'Harmattan, 2014, p. 93-94.
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Références :
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Articles connexes :
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